À propos
Née en 1993, vit et travaille à Bruxelles.
leilapile@gmail.com
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De l'arpentage au tissage et de la coudée aux cordées : l'art du glissement chez Leïla Pile
Texte et textile ont une base sémantique commune dérivée du verbe latin texere qui signifie tisser, tramer. À l'époque romaine, textus pouvait tout aussi bien désigner un écrit qu'un tissu, liant, de fait, les productions fabriquées à partir de matériaux qui s'entrecroisent à celles de l'esprit. Quant au verbe ourdir qui fait référence à l'étape de préparation des fils destinés au tissage, il est également utilisé pour qualifier le moment où l'écrivain·e dispose des premiers éléments constitutifs de son intrigue. En outre, la qualité d'un ouvrage tissé peut être jugée sur des critères similaires à ceux attribués à l'analyse d'une œuvre littéraire ou musicale, tels que l'originalité de sa structure d'ensemble, la régularité de sa composition, ses variations rythmiques et chromatiques et ses dispositifs de présentation.
Cette parenté historique et linguistique fait sensiblement écho à la démarche artistique de Leïla Pile qui se plaît à convoquer, au sein d'une même proposition, des caractéristiques empruntées à des disciplines que l'on pourrait supposer éloignées – en apparence –, pour expérimenter un large panel de possibilités visant à révéler des réseaux de connexion insoupçonnés et, par là-même, formaliser le passage progressif d'un état à un autre ; une modalité ingénieusement mise en scène dans la performance Corder, 2023, où pratiques artisanale, artistique et sportive s'entremêlent avec une grande fluidité. Tout d'abord, on observe une longue ligne mouvante et discontinue constituée de fils de coton de couleur écru traverser le corps de l'artiste, vêtue de noir, en son centre et à la verticale, pour ensuite venir s'enrouler autour de plusieurs de ses membres, selon un enchaînement ponctué de gestes pouvant s'apparenter à une séance d'échauffement articulaire avant effort. Poursuivant l'objectif de produire un ensemble d'écheveaux de fils de longueurs différentes, la plasticienne réactive quelques-unes des unités de mesures qu'utilisaient, jadis, les bâtisseurs (la paume, la palme, l'empan, le pied et la coudée), ainsi que divers corps de métiers en lien avec le patrimoine textile que sont les drapiers, brodeurs et passementiers, qu'elle associe à plusieurs mouvements librement inspirés de son expérience dans le maniement des cordes d'escalade pour composer son propre répertoire.
En tant qu'outil d'appréhension d'un espace donné, la performance comme sa transposition en dessins sont, chez Leïla Pile, indissociables de sa pratique du tissage. Tandis que la première enclenche le processus de création via la détermination des unités corporelles qui y seront appliquées, la seconde dote l'ouvrage à venir de ses dimensions matérielles et symboliques au travers de ce que l'artiste nomme des "partitions visuelles". C'est ainsi que le tissage, à proprement parler, n'intervient que dans un troisième temps, une fois les données recueillies et les décisions prises, tel un prolongement destiné à garantir la survivance des actions qui l'ont précédé. Débutée lors d'une invitation à exposer aux Anciens Abattoirs de Mons en 2021, la collection de rubans tissés et non tissés s'enrichit au fur et mesure des arpentages effectués par l'artiste. Ainsi, à chaque nouvelle occupation temporaire, Leïla Pile s'imprègne du lieu pour en proposer une topographie simplifiée et résolument poétique où l'échelle de son propre corps est invariablement appliquée à celle du bâtiment en question. Que ce soit par l'apposition d'un marquage au sol, l'interprétation en miroir d'un même déplacement, une intervention délocalisée, la transcription d'un instant partagé ou encore un renvoi au point de départ, les pérégrinations esthétiques et formelles de l'artiste mènent toutes vers un seul dessein qui est celui de parvenir à conserver la mémoire d'un geste au travers de la fixation et de l'archivage de son empreinte.
Clémentine Davin, extrait du texte d'exposition Cordées, 2024, Galerie LRS52, Liège.
Podcast Paroles d’artiste, ISELP, entretien avec Laurent Courtens :
FR
Avec patience, minutie, sobriété, Leïla Pile tour à tour marche, mesure, dessine, teint, tisse, déroule, enroule, observant systématiquement un protocole de travail précis et rigoureux qui lui permet d’appréhender les espaces et de magnifier la matière. Chaque nouveau contexte spatial est un terrain d’inspiration et d’expérimentation, à la fois origine et finalité du geste de l’artiste. Sa démarche est résolument in situ par un ancrage dans la surface, une assimilation des dimensions, une sublimation des volumes et des flux du bâti. L’imprégnation de l’espace est rendue possible par une exploration corporelle physique et sensible. Leïla Pile commence par mesurer avec son corps en des déambulations topométriques. Elle reprend certains métrages anciens, auxquels elle ajoute ses propres mesures, créant ainsi un système personnel où les unités se comptent en pas, brasses, coudées, mains, empans, palmes, paumes. Elle le traduit ensuite dans des notes préliminaires ou encore des dessins, qui viennent constituer un corpus de relevés de mesures atypiques et énigmatiques. Ils sont les jalons nécessaires de la méthodologie de l’artiste et peuvent se lire comme des partitions visuelles, où les unités se succèdent, se croisent et se désynchronisent à la manière des musiques conceptuelles. Le travail sur la matière est concomitant à cette appropriation corporelle, et se traduit par des interventions subtiles et infimes dans l’espace pour mieux le révéler. Le vocabulaire plastique de Leïla Pile se nourrit de toutes les possibilités offertes par le textile, tant dans la diversité des matériaux que dans la multiplicité des techniques. L’artiste en prélève l’essentiel, ne retenant que la substantifique moelle du textile : le fil. Du fil naturel, de lin ou de laine par exemple, que Leïla Pile conserve brut dans son état initial avec ses irrégularités, ses reliefs, puis use dans sa totalité jusqu’à l’épuisement de la matière. Elle ne cherche pas à remplacer, mais plutôt à opérer des changements d’état – entre un pull originel et sa pelote une fois qu’il est détricoté – ou simplement à produire de nouvelles formes. Le fil travaillé dans un métier à tisser artisanal devient alors un ruban gradué. Déroulé dans l’espace, il raconte l’histoire du devenir d’une ligne, qui n’est autre que celle de la surface totale et cumulée de ce même espace. Enroulé sur lui-même, le ruban gradué permet de contenir en une main les dimensions spatiales d’un lieu. Sa graduation se devine par une alternance de couleurs qui correspond au rythme des unités corporelles, écrit et dessiné au préalable. La couleur est traitée dans sa matérialité, ses contrastes et ses intensités, plus ou moins saturée selon les jeux de tissage et de croisement de fils.
Déployées, les lignes de Leïla Pile engendrent à leur tour de nouvelles formes dessinées à l’échelle d’un lieu, devenant un espace dans un espace que les corps peuvent parcourir. Ses installations dans toutes leurs étapes suscitent des déplacements inédits, des circulations marchées spontanées, qui régénèrent le rapport à l’espace et à l’œuvre.
Andréanne Béguin, 66e Salon de Montrouge, 2022,
commissariat : Guillaume Désanges & Coline Davenne.
EN
With patience, meticulousness, sobriety, Leila Pile walks, measures, draws, dyes, weaves, unrolls, winds, systematically observing a precise and rigorous work protocol that allows her to apprehend spaces and to magnify material. Each new spatial context is a source of inspiration and experimentation – simultaneously the origin and the destination of the artist's gesture. Her practice is resolutely in situ by an anchoring in the surface, an assimilation of the dimensions, a sublimation of the volumes and the flows of the framework. The impregnation of the space is made possible through a physical and sensitive body exploration. Leïla Pile begins by measuring with her body in topometric strides. She takes some old measurements, to which she adds her own, thus creating a personal system where the units are counted in steps, fathoms, cubits, hands, spans, fins and palms. She then translates them in preliminary notes or drawings which constitute a corpus of atypical and enigmatic measurements. They are the necessary milestones of the artist's methodology and can be read as visual scores, where the units alternate, intersect and desynchronize in the manner of conceptual music. The work on the material is concomitant to this corporal appropriation and is translated by subtle and tiny interventions in the space as a way to better reveal it. Leïla Pile’s visual vocabulary is nourished by all the possibilities offered by textile, both in the diversity of materials and multiplicity of techniques. The artist takes what is essential, retaining only the substance of textile: its thread. Leïla Pile keeps the natural yarn, linen or wool in its initial state with its irregularities, reliefs, before wearing it out until the material is depleted. She does not seek to replace, but rather to produce changes in its state – between an original sweater and its ball of thread once it is unknitted – or simply to produce new forms. The yarn worked in a handloom becomes a graduated ribbon. Unrolled in space, it tells the story of the becoming of a line, which is none other than that of the total and cumulated surface of this same space. Rolled up, the graduated ribbon allows one to contain the spatial dimensions of the space in one hand. Its graduation is marked by an alternation of colours corresponding to the rhythm of the body units written and drawn beforehand. The colour is treated in its materiality, its contrasts and its intensities, more or less saturated according to the weaving and intersection of threads.
Once unfolded, Leïla Pile's lines generate new forms drawn to the scale of a place, becoming a space within a space that bodies can walk through. Her installations in all their stages give rise to new movements and spontaneous circulations that regenerate the relationship to the space and to the work.
Andréanne Béguin, 66e Salon de Montrouge, 2022,
curated by Guillaume Désanges & Coline Davenne.